Dimanche 11 septembre 2011 [13:07]

Il fallait que je vous parle de monsieur S. Parce que monsieur S. m'a épuisée mais je l'oublierai jamais. Monsieur S. était un grand professeur de biologie dans une grande faculté de Paris dont je tairais le nom pour ne pas enfreindre le secret professionnel. Il lisait plus de cinq livres par semaine. Il était passionné de cyclisme. Il savait tout sur tout. En bref, c'était un homme très cultivé et tout à fait respectable. Il se trouve que monsieur S. a fait un AVC (= Accident Vasculaire Cérébral) ischémique. Autrement dit, une partie de son cerveau est morte. Ce qui lui a provoqué des troubles visuels, de la mémoire, une hypovigilance et une désorientation temporo-spatiale. Il a été hospitalisé dans mon service le 17 août.

Monsieur S. est un homme totalement perdu. Il reconnait sa femme mais il ne voit plus rien, il déambule dans les couloirs, se perd dans l'hôpital et n'a aucune notion du temps et de l'espace. Et si je vous parle de lui c'est parce que j'ai particulièrement été touchée par ce patient. Parce que c'est terrible de voir dans quel état les gens se retrouvent tout ça à cause d'un p*tain de caillot dans le cerveau qui nécrose une partie de celui-ci. Alors il passait ces journées à "se sauver". Et nous, on passait nos journées à lui courir après. Il venait sans cesse nous voir pour nous dire qu'il était perdu, qu'il ne retrouvait pas sa chambre. "Je suis complètement perdu. Aidez moi, je vous en supplie." Et nous, on passait nos journées à le remettre dans le droit chemin. Nous avons fini par accrocher sur la porte de sa chambre une grande image qui représentait un vélo pour qu'il puisse se repérer. Mais il ne la voyait pas. Il voyait trois images. Et quand venait l'heure de se coucher, il avait un rituel qui durait des heures. Il demandait dix fois où était le pistolet (= matériel utilisé pour uriner), où étaient ses gouttes nasales. Et le matin, il déambulait nu dans les couloirs. Et le pire dans tout ça c'est qu'il avait conscience de tout ça. Il avait conscience que ça tournait plus rond là haut. Il savait qu'il était malade. Ce qui lui valait des épisodes d'angoisse interminables provoquant des spasmes intestinaux et des pleurs. Si vous saviez toute la peine que j'avais pour lui. Je dépensais tellement d'énergie pour lui répéter toujours les mêmes choses alors que je savais pertinemment que cinq minutes après, il aurait tout oublié. J'aurais tellement voulu faire plus pour lui. Mais quoi ?
Et celle qui me faisait de la peine aussi, c'était sa femme. Parce que combien de fois je me suis mise à sa place ? Combien de fois je l'ai consolée ? Parce que voir l'homme que tu aimes plus que tout au monde, qui était si intelligent dans cet état là, ça fout les boules putain d'merde. J'aurais tellement aimé trouver les mots pour la consoler mais malheureusement, je ne pouvais que l'écouter, empathir, poser ma main sur son épaule, lui prendre la main et lui sourire.

Certains médecins disent que c'est réversible, d'autres non. Pour ma part, je pense que c'est irréversible. Parce que sans rentrer dans des termes trop médicaux, son AVC est frontal. Autrement dit, c'est le lobe antérieur frontal de son cerveau qui a été touché. Et c'est une des partie qui a le plus de mal à retrouver ses fonctions une fois qu'elles ont été altérées.

Enfin voilà. Alors il y a des patients comme ça, que je ne pourrai jamais oublier parce qu'ils nous demandent plus d'attention que les autres. Ils nous demandent plus d'énergie que les autres mais c'est pas une perte. Et je reste persuadée que j'aurais pu faire plus que ce que j'ai fait. Et j'ai craqué plus d'une fois. Parce que j'avais de la peine pour lui et qu'à force d'intérioriser, il fallait que ça sorte.

Commentaires

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Par Minth le Dimanche 11 septembre 2011 [13:38]
Triste :(
J'vais aller pleurer, tient.
Par monochrome.dream le Dimanche 11 septembre 2011 [14:14]
Ton article m'a fait un choc.
Par Retiens.moi le Dimanche 11 septembre 2011 [15:32]
C'est assez dur comme article, et pourtant si vrai... Et ben m*rde... j'ai pas les mots. Le pire c'est qu'il soit conscient de tout ça ... Et sa femme , qui doit se sentir bien impuissante face à ce qui arrive à l'homme qu'elle aime...
Par notre-nature le Dimanche 11 septembre 2011 [16:08]
Et moi qui me plaint de mon milieu où je vois des pensionnaires sombrer de jours en jours ....
Par invisible.evidence le Mardi 13 septembre 2011 [12:17]
Monsieur S me met les larmes aux yeux.
Il nous montre à quel point la vie peut être injuste, comme notre corps est vulnérable. Comment un petit incident peut nous voler la vie.
J'imagine comme sa femme doit être désemparée, triste, avec ce sentiment grandissant qu'on lui a pris son mari.
Tout ce qu'ils souhaitent c'est se retrouver comme avant. Mais ils reçoivent ton soutien, un peu de ton humanité et ça vaut de l'or :)
Par monochrome.dream le Mardi 13 septembre 2011 [14:23]
Quand je disais « un choc », ce n'était pas seulement un sentiment négatif.
De la peine, mais doublée d'une franche admiration pour les gens qui, comme toi, tiennent bon face à ces détresses-là. Tu t'apprêtes à faire un métier que je respecte beaucoup et dont, personnellement, je serais incapable de gérer les retombées émotionnelles. Donc je te tire mon chapeau. Passe de belles vacances en Bretagne (ici, en Lorraine, le ciel est si bas qu'il traîne par terre!)
Par Leblogeuh le Mercredi 14 septembre 2011 [13:48]
A la façon dont tu décris son comportement, j'ai comme l'impression de voir les résidents alzheimer que je soigne. C'est dingue, un AVC est tellement vite arrivé. Je comprends ton désarroi. Mais si tu es touché par ce monsieur, ça prouve que tu seras une bonne infirmière et non une machine de technicité infirmière. :)
 

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